Egotrip dans le rap béninois - Entre procès et non lieu


Cette habitude prend souche d'une mésestime snobe de soi, de ce qui est fait chez nous. Et pendant plusieurs années, elle a été alimentée par des critiques de certains de nos rappeurs, croyant être plus raisonnés et raisonnables que d'autres. Elle a pris ampleur avec les coups de gueules et ironies perfides de plusieurs sons de nos m'cs se croyant suffisamment réfléchis, pour qu'on accuse d'autres de faire de la soupe rappologique. Les auditeurs aussi s'y sont mis par la suite. Avec de nombreuses langues prétendant que « les rappeurs béninois ne disent rien » ; pourtant ce sont encore eux qui fredonnent des vibes cainris (américaines), pour la plupart, plus creuses et évidées de sens que celles des nôtres. Comme autrefois "Candy Shop" de 50 Cent, ou plus récemment ce tube "Anaconda" de Nicky Minaj ; tous deux d'une dialectique correspondant presque à de la bagatelle.

Cette habitude relève aussi d'une propagande malsaine ou plutôt d’une méconnaissance probable du fondement, du soubassement, de la quintessence de l’egotrip dans le rap. Et pendant qu’on perd le temps à s’indigner de ce qui ne le nécessite à priori pas, nous laissons l’essentiel à exiger à nos rappeurs, nous filer entre les tympans. C’est pourquoi, il importe de préciser qu’au-delà de son apparence désinvolte, écervelée, violente, ou lascive, l’egotrip en lui-même porte un choix esthétique expressément expressif. Se fondant sur un « je », qui rappelle à soi, à l’ego du rappeur, il n’est pas personnel mais personnifié, et il n’est non plus pas l’évocation d’une mesquinerie absurde ou balourde. Mais l’egotrip renvoie au fictionnel, à l’imaginaire, à l’illusoire. Les plus avertis comme Booba l’ayant compris, déclarait déjà : « mes textes sont à prendre au degré cinq ». Comme quoi, il faudrait prendre de la hauteur par rapport à l’acceptable, à l’accepté ; mais aussi par rapport aux normalités établies, admissibles, ou admises. Parce que décider d’écouter de l’egotrip, c’est comme s’adjoindre le devoir de rentrer dans un couvent pour initiés. Or qu’il nous souvienne : n’entre pas dans un couvent qui veut. Mais qui doit. Ou qui s’y est préparé.

De nombreux argumentaires pourraient confronter au rap egotrip, l’amas de clichés qu’il colporte, l’accusant de promouvoir plus de mal que de bien. S’appuyant sur les paroles souvent très cinglantes des egotripeurs. Soit ! Mais à y voir de près, les films d’horreur que les médias (même les soi-disant plus sensés) nous projettent afin de tenir nos samedi soirs en haleine, ne sont-ils pas plus violents ou dangereux que le rap ? Le rap qu’à priori, l’on écoute plus qu’on ne le regarde. Pourtant, il est plus facile et il semble plus prudent d’accorder à son enfant la possibilité de suivre un « supernatural » qui noue la gorge, hante les rêves, brise les illusions, fracasse l’innocence ; pendant qu’on lui interdirait un Kaaris, ou un Blaaz, au nom d’une soi-disant délinquance que pourrait enfiler le rap. Or, nous avons conscience, d’après certaines études psychologiques, que, la violence visuelle a davantage d’influence que celle verbale ou celle que l’on entend. C’est d’ailleurs ce qui alimente les polémiques autour des jeux vidéo violents à travers le monde. Preuve que les films de Karaté, où l’estime de l’esprit de vengeance est probante, sont plus dangereux qu’un rap egotrip bien tranchant. Les films de meurtre, où le culte de la peur est accentué, où les stratégies de tuerie sont exposées, décortiquées, et promues par ricochet, sont plus à craindre qu’un « nique ta mère », dont le sens ne se limite qu’au parjure éludable. Un « nique ta mère » que, de toutes les manières, la majorité de nous utilise, consciemment ou inconsciemment. Quand vous dîtes, par colère « Nↄn wé jↄ mɛ́ » ou « Gbè tuwé lè », ça ne vaut pas un « nique ta mère » ça ?

Et plus loin, que dire des films d’arnaques qui pavanent sur les ordinateurs de la plupart des jeunes du monde ? Que dire des films de guerre dont raffolent les enfants par sympathie instinctive aux coups de feu et aux violences actives, réveillant en eux, l’instinct d’animalité, et de belligérance ? Il est donc évident qu’accuser tout de go le rap de porter des accents aptes à pervertir la société, relève d’une hypocrisie envers soi-même. Parce que dans la réalité, nous mettons déjà (les parents aussi) à la disposition de nos enfants, de nos sociétés, le nécessaire pour corrompre leur équilibre ? Et à évaluer l’impact de dégradation que peut avoir le rap sur la société par rapport aux autres éléments, on se rend bien compte que le rap n’est que d’une infirme influence. Surtout lorsqu’on prend conscience que le rap n’est que le reflet de ce que la vie (nos quotidiens ?) est, montre ou cache. C’est donc à la limite erroné de prétendre que l’on se protège quand on est réfractaire au rap ; pendant qu’on s’ouvre à bien plus hostile. C’est comme vouloir défendre sa viande contre un chien en le jetant dans la gueule d’un lion.

Revenons-en à l’egotrip et à sa teneur. Pour l’exprimer banalement, il conviendrait de dire : ce n’est qu’un « je ». Et même un « jeu ». Et comme tout jeu, l’egotrip assume des règles, des restrictions, des obligations, des avals, et souvent même des extensions. En fait, notifions que « le terme egotrip, en anglais, renvoie à l’idée d’autosatisfaction et au fait d’attirer l’attention à soi ». Et en ce sens, il s’agit beaucoup plus d’une jouxte oratoire, fictive, où le rappeur affronte un adversaire la plupart du temps n’existant que dans son imaginaire, mais parfois aussi réel. Comme ce fut le cas de Métamorphoz contre Diamant Noir, il y a quelques années.

Julien Barret dans son Le rap ou l’artisanat de la rime, précise que l’egotrip s’inscrit par définition dans un cadre ludique. Les mots sont choisis parce qu’ils provoquent l’oreille de l’auditeur, choquent son bon sens en faisant s’entrechoquer les sons. Le but est d’épater et, finalement, de s’auto-encenser dans une atmosphère de pugilat narcissique fictif. Toutefois, ce n’est pas parce qu’on sait s’encenser soi-même que l’on fait l’egotrip qu’il faut. C’est là qu’il ne faudrait surtout pas se tromper. Et c’est plutôt là qu’il conviendrait d’être exigent avec nos rappeurs béninois. Pas dans le détail inutile du sens des textes.

Quand on fait de l’égotrip, ce qui importe est de montrer aux autres que l’on sait manier les mots, pas que l’on sait dire de soi qu’on est swagg ou beau. Quand on fait de l’egotrip, ce qui compte, c’est d’exploiter des ressources lexicales et phonétiques prestement, habilement, de sorte que l’auditeur soit sur le charme de comment on se raconte ; et non de ce qu’on raconte. Dans cet exercice de l’egotrip, l’important n’est donc pas, ce qui est dit de soi, l’essentiel, c’est comment on le dit. La priorité ; c’est le travail sur le langage, la réappropriation des sonorités, un respect exigent de la rime, une écriture qui tourne autour d’elle-même, et se peaufine à travers des analogies et le plus souvent des comparatifs. Ce n’est donc pas étonnant d’entendre Blaaz dire : « je suis rare comme une pute vierge » ou Amir comparer sa popularité à celle d’ « une star de ciné ».

C’est autour de chaque réplique, de chaque rime, plutôt que sur l’ensemble du texte que se construit la signification de l’egotrip. Tout réside dans la répartie mordante, la vanne blessante, l’allusion injurieuse. Non pas pour offusquer l’autre, mais pour attirer l’attention à soi. Plus tu fais preuve de dextérité en ce sens, il est évident que tu obtiens plus d’auditeurs. Ce qui est le but final. Car il faut l’avouer, égotriper, c’est d’une façon ou d’une autre, faire de la tchatche pour que les gens ne se focalisent que sur soi, sur son propos. Ici, la revendication est dissoute pour laisser émerger une somme de piques, de phases, de punchlines.

D’aucuns diraient, mais alors pourquoi de la violence tout le temps ? Pourquoi autant de volonté à effrayer, à injurier, à être salaces et autres revers ? Ce à quoi l’on pourrait répondre à travers les propos de Don Choa prononcés dans son album "Vapeurs Toxiques" paru en 2002 : « C’est juste du son, on va pas te prendre (vraiment) en otages ». C’est donc là que repose la réalité de l’egotrip : le fait de savoir que ça n’est que fictionnel. C’est comme dans les films. Ce n’est pas parce que Bohiri Michel est un stratège coureur de jupons dans la série « Ma Famille », que dans la réalité de son couple, il trompe sa femme. Pareil pour Michael Scofield qui meurt à la fin de « Prison Break » ; cela ne signifie pas que Wentworth Miller ne vit plus dans le quotidien réel. Sinon, comment ferait-il encore d’autres films ?

Il faut donc que cela reste incruster dans la tête de tous ceux qui voudraient aller à l’écoute de l’egotrip : ça n’est que (généralement) fictionnel. Et même pour les rappeurs, ça compte de se le mettre amplement dans le cervelet, afin que la retenue ne charcute pas leurs délires. Et même si c’est évident qu’il y a toujours une part de soi dans l’art qu’on fait (le rap n’y échappe pas), il ne faut point omettre que dans sa constitution basique, l’egotrip n’est qu’un produit de fiction.

Du coup, ce serait légitime de se demander si finalement, l’egotrip a un sens !? Et par la même occasion, statuer sur son inutilité. Cependant, ce serait alors faire fi de l’analyse de Phillipe Lacadée qui expliquait que « le trait remarquable du rap, c’est qu’il n’hésite pas à faire jouer le non-sens par rapport à la signification, et que ce non-sens attire des significations plus amples que la description pure et simple. Le rap se structure comme un mot d’esprit ». Ainsi, dans les textes egotrip, même s’« il semble qu’aucun projet de contenu ne précède l’écriture ; la signification apparaît avec la formulation, et c’est effectivement du sens de la formule qu’il est question en permanence. Ce sont à la fois l’effet percutant de la répartie et sa forme sonore considérée en tant que telle qui constituent le sens, la raison d’être du rap egotrip ». Il faut que ça tonne, que ça pète, que ça éclate, que ça explose, que ça explore, que ça frappe, que ça cloue, que ça épingle, que ça froufroute, que ça éclabousse, que ça étripe. C’est pourquoi, la préoccupation des rappeurs consiste moins à narrer des faits pour sensibiliser, pour revendiquer une cause ou pour conscientiser, mais à se narrer, à se recréer soi-même. Autrefois justement, Busta Flex avisait déjà ses auditeurs : « Le peura (rap) ne s’arrête pas qu’aux thèmes ».
Quiconque prétendrait que c’est l’abrutissement qui oblige les rappeurs à se justifier à travers le propos de Busta Flex, n’aura qu’à se rendre compte que les poèmes de Julien Prévert, de Guillaume Apollinaire, de Villon, de Verlaine, de Victor Hugo, de Charles Cros, de Alfred de Musset, de André Chénier, de Tristan Corbière, de Charles Baudelaire, de Jules Laforgue, de Rimbaud ; considérés comme étant parmi les meilleurs poètes de leur époque, n’avaient pas toujours des portées sociales ou des orientations consciencieuses. Ils allaient aussi puiser dans les confins les moins soupçonnés : la mort, le sexe, la drogue, l’alcool, le drame, la débauche, … Pareillement, l’egotrip se joue des prévus. Il se fignole son propre jargon. Transpose, transcende le sens. Insiste sur le maintien de l’écoute par l’auditeur. S’appuyant sur les sonorités, et la maîtrise des différents phonèmes, des figures de style, et tout autre procédé d’enrichissement phonique. L’egotrip est poésie des sons. Sa première portée est celle de la manipulation de la langue, du maniement des tonalités, du style, du langage. Cette discipline du rap parvient à raffiner l’art de la rime et de l’emploi des mots chez les rappeurs. C’est justement dans ce sens, que Julien Barret affirmait : « Ce qui importe c’est la manière de dire, le style du rappeur, et donc la fonction poétique du message ». Contrairement au rap à thèmes, ou au rap conscient, qui est caractérisé plutôt, par le message lui-même.

C’est pour cela qu’il convient de trancher, en rappelant que, faire le procès de l’egotrip au Bénin, en ne se basant que sur le contenu, est inopportun. Puisque l’egotrip n’a rien à avoir avec le message en lui-même. Ce qu’il faudrait exiger de nos rappeurs, c’est qu’ils comprennent qu’il faut aller au-delà des « je suis le best » sans suite esthétique. Oui ! C’est possible que tu sois le best, mais comment l’es-tu ? C’est de ça qu’il est question. L’egotrip, ce n’est donc pas de l’affirmation gratuite. C’est de la preuve tout de suite. En même temps que cet exercice donne le droit de dire tout ce qu’on veut de soi, il oblige immédiatement à le prouver. C’est, quoiqu’on ne s’en rende pas souvent compte, la discipline la plus pragmatique du rap.

C’est pour cela qu’il faudrait arrêter de perdre du temps à réclamer du sens à nos rappeurs béninois qui font de l’egotrip. Parce qu’en réalité, le sens, c’est pour ceux qui ont choisi de faire du rap conscient, ou du rap à thèmes. C’est lorsque ceux-ci, nous produiraient des paroles creuses pour prétendre qu’ils font des revendications en notre nom, qu’on pourrait le leur reprocher. Du reste, pour les rappeurs qui font de l’egotrip, ce qu’il conviendrait d’exiger d’eux, c’est qu’ils façonnent comme « un matériau malléable » leurs mots, qu’ils « boxent avec les mots » comme l’aurait rappé en 1998, Ärsenik, dans leur album "Quelques gouttes suffisent".

A nos rappeurs egotripeurs, nous devrions exiger qu’ils taffent tant sur le signifiant graphique, que phonique. On veut des acrobaties verbales scandées avec virtuosité. On veut du jeu de mots. Du jeu de lettres. Du jeu de sons. De l’écriture qui se ballade et fait balader. De la rime riche à la rime équivoquée. On veut des figures sonores efficaces. On veut des mots d’esprit. Des paronomases (d’ailleurs devenue par excellence, la figure de style du rap excellent). On veut donc des figures de répétitions de sons. On veut des remotivations linguistiques d’expressions. Et tout ce qui va dans le sens, de l’élaboration plus profonde des textes. L’egotrip paraît le plus simple, mais détrompons-nous, c’est le plus laborieux.

C’est donc clair qu’il y a un non-lieu dans la démarche fougueuse, des uns et des autres, à vouloir étrangler le rap egotrip béninois ; soi-disant parce que les rappeurs ne disent rien. Faux ! Faux et Faux ! L’egotrip a sa construction et elle est faîte ainsi. Le semblant de rien n’est qu’un mirage.

C’est pourquoi, nous n’attendons pas de nos egotripeurs, qu’ils nous disent ce que, de toute façon, nous savons qu’ils ne sont généralement pas, mais plutôt ; qu’ils nous apprennent à aimer, comment ils prétendent être ce qu’ils voudraient être. Si vous n’êtes pas capable de le faire, arrêtez ! Vous n’egotripez pas, vous emmerdez ! Or nous, on veut de l’egotrip. Du vrai putain d’egotrip. Pas du « Ouesh my nigger » à la con. Comme quoi, pour chaque type de rappeur, ses exigences.

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